Covid-19 : le récit de la polarisation vaccinale, un piège stratégique pour l’Exécutif

François-Xavier Demoures
5 min readJan 14, 2021

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Il y a quelques jours dans Le Monde, Anne Hommel et Sacha Mandel démontraient magistralement, preuves à l’appui, combien la stratégie vaccinale du gouvernement s’était embourbée dans une mécompréhension de l’opinion publique. Il ne s’agit pas tant de revenir ici sur la nature ou l’ampleur des réticences des Français à l’égard de la vaccination que de se demander pourquoi les pouvoirs publics se sont laissés entraîner dans une mauvaise interprétation de l’opinion.

On est en effet en droit de s’en étonner : nombreux sont ceux qui ont écrit très tôt, dans des articles de recherche, dans des notes ou dans la presse, que les Français qui hésitaient à se faire vacciner n’étaient pas tous des réfractaires, et qu’il existait des moyens efficaces pour lever les inquiétudes.

Qui plus est, la santé publique est probablement l’un des domaines les mieux couverts par la recherche en psychologie sociale et comportementale : la littérature portant sur les stratégies de marketing social ou de changement narratif en la matière est pléthorique. De l’Inserm à Santé publique France en passant par l’École des Hautes Études en Santé publique, les spécialistes ne manquent pas ; les expérimentations non plus, et des leçons pouvaient être tirées des épidémies ou des campagnes précédentes, qu’elles aient été une réussite ou un échec.

Sur le niveau de défiance vaccinale à l’égard du Covid-19, les pouvoirs publics ne partaient pas démunis non plus : des premiers travaux réalisés par des équipes du CNRS dans le cadre du projet Coconel ont été publiés dès le mois de mai 2020. Ils donnaient là encore des éléments qui permettaient d’anticiper les craintes dans l’opinion et d’identifier des leviers pour élaborer une stratégie adossée à une connaissance solide des publics.

A en juger par la stratégie vaccinale telle qu’elle a été conçue et débattue avant sa publication, il ne fait aucun doute que ces travaux ont été pris en compte. Mais force est de constater que d’autres facteurs sous-jacents beaucoup plus puissants ont contribué à la rendre inaudible, et donc inefficiente.

Parmi eux, la sous-estimation du biais de comparaison a été très largement commentée. La course de vitesse avec les pays voisins, relayée par les médias, a très vite rendu caduques les orientations stratégiques prises par l’Exécutif. Ce biais de comparaison aurait-il pu être anticipé ? Les polémiques du printemps sur les masques et celles de l’été sur les tests fournissaient autant d’indices d’un risque majeur. Plus largement, en cas de crise, celui qui agit le plus rapidement est celui qui donne le la et contraint les autres à s’aligner. Le gouvernement a perdu la bataille de la vitesse, parce qu’il l’a écartée d’emblée.

Le deuxième facteur sous-jacent est ce qu’on appelle l’effet d’amorçage. Pour imposer sa formulation du problème et apparaître comme facteur de solution, mieux vaut être le premier à parler. Dans ses recommandations pour l’OMS, l’agence Purpose insistait tout particulièrement sur cet enjeu. À partir du moment où le débat public s’installe dans les médias et dans l’opinion, il est beaucoup plus difficile d’imposer une grille de lecture alternative ou de faire entendre des contre-arguments sans donner le sentiment qu’on réagit à une situation que l’on n’avait pas anticipée. La présentation de la stratégie vaccinale par le gouvernement date du 3 décembre 2020. Les premières enquêtes d’opinion grand public sur la question des vaccins ont été publiées au cœur de l’été. Un coup d’œil rapide aux Google trends montre que le premier pic de recherche sur le sujet date du 9 novembre, soit le jour où Pfizer a annoncé avoir développé un vaccin efficace à plus de 90%. On peut supposer qu’avant cette date, l’opinion des Français n’était pas encore cristallisée sur la vaccination. La Haute Autorité de la Santé avait bien rendu un avis dès la mi-juillet indiquant que la vaccination concernerait en priorité les plus vulnérables et sous-entendait qu’il faudrait échelonner. Mais en plein été, alors que le déconfinement battait son plein, une telle prise de parole était difficilement audible.

En vérité, le basculement s’est joué le 12 novembre, lorsqu’a été publié un sondage Odoxa pour le Figaro et Franceinfo, lequel affirmait qu’un Français sur deux n’avait pas l’intention de se faire vacciner. C’est sa publication qui a donné le ton et obligé le gouvernement à se positionner en réaction. Non seulement il a renoncé à mener la bataille de la vitesse, mais il a aussi perdu la bataille du leadership.

Mais il s’est surtout retrouvé pris au piège d’un troisième facteur sous-jacent, autrement plus redoutable que les précédents : celui de la polarisation. En présentant sa stratégie en réaction à l’enquête d’Odoxa comme une réponse aux réfractaires plutôt que comme une approche pro-active destinée à lever les inquiétudes, les pouvoirs publics se sont engouffrés dans cette grille de lecture par définition sans issue. Car ce que la polarisation raconte, c’est une société coupée en deux, à 50/50, traversée par une ligne de faille infranchissable. Connotée affectivement, elle déplace tout débat de la délibération politique vers le conflit de valeurs. Ne pas répondre aux réfractaires, c’est ignorer, voire mépriser, la moitié de la population. S’attacher à y répondre, c’est ne pas tenir compte des attentes et des espérances de l’autre moitié qui aspire à se faire vacciner au plus vite pour reprendre le cours d’une vie normale. Dans un cas comme dans l’autre, c’est devoir choisir son camp, ce qui ne laisse aucune place à l’hésitation ou au travail de conviction. Le questionnement se transforme en affrontement. Il ne trouve de résolution que dans l’abandon ou la reddition.

La polarisation fonctionne comme ce que des recherches récentes en psychologie politique définissent comme un méta-récit, c’est-à-dire un ensemble cohérent de croyances qui s’expriment sous forme d’histoires culturellement partagées et offrent une ligne directrice sur la façon d’être, de comprendre et de se comporter en bon citoyen d’une culture particulière.

Comme tout méta-récit, la polarisation est dans tous les discours : la consommation est polarisée entre ceux qui aspirent à acheter durable et ceux qui voudraient acheter plus et moins cher ; la société est polarisée entre ceux qui vivent dans la France des métropoles et dans la France périphérique ; la question migratoire est polarisée entre ceux qui sont pour l’accueil et ceux qui sont contre. C’est maintenant le tour de la vaccination.

Le récit de la polarisation n’est pas seulement omniprésent, il est rigide : faire émerger un récit alternatif est un combat de longue haleine. Il a une dimension morale très forte : il distingue les gentils des méchants.

Le cadrage médiatique donné à l’enquête menée par Odoxa et son amplification par les réseaux sociaux ont sans doute initialement convaincu le gouvernement qu’il avait fait le bon choix. Mais ils l’ont rendu aveugle aux autres facteurs sous-jacents qui ont achevé de l’embourber. C’est ainsi qu’il a perdu la bataille du récit. Non parce qu’il a voulu prendre en charge les inquiétudes et les hésitations, mais parce qu’il a cru qu’il fallait épouser l’histoire des réfractaires contre les convaincus.

Morale de l’histoire : quand on mène une bataille aussi cruciale que celle des vaccins, mieux vaut savoir identifier les méta-récits, et en contourner certains pour en solliciter d’autres.

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François-Xavier Demoures
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Written by François-Xavier Demoures

Founder & CEO, Étonnamment, si. the French Narrative Strategy Agency. Speechwriter, storyteller and narrative changer for public and private stakeholders.

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