Emmanuel Macron : Opération Delta. Une histoire de dilemmes narratifs.
A mesure que le variant Delta s’imposait comme la principale menace de l’été 2021, le président de la République était contraint de prendre à nouveau la parole. C’est chose faite le 12 juillet. Mais pour dire quoi et pour le dire à qui ? Que dire, lorsque la tournure des événements a comme un goût de déjà vu ? A qui le dire, alors que les publics se détournent, épuisés par un récit dont l’issue s’éloigne un peu plus à chaque allocution officielle, à mesure que chaque épisode ressemble au précédent ? La crise sanitaire est aussi une crise narrative : le discours prononcé par le chef de l’État avait — entre autres –pour objet d’y mettre un terme. Narrateur en chef, il ne pouvait se payer le luxe d’être lassé par sa propre histoire. Est-il parvenu à reprendre le contrôle du récit ? Pour répondre à cette question, il importe de qualifier le moment où nous nous trouvons.
Il y a de cela plus d’un an, le grand confinement était le temps de l’apprentissage. Cette première saison, faite d’attente et d’angoisse face à un virus dont on ne savait rien, de vie recluse et de grands discours sur le monde d’après, nous a fait sortir de la situation initiale. D’un point de vue narratologique, le printemps 2020 était une épreuve qualifiante : nous avons appris à comprendre et à cerner le défi auquel nous devions faire face.
L’histoire de l’automne et celle du deuxième confinement relèvent davantage de l’épreuve principale : après un court moment de répit, le Covid a imposé son rythme. Le virus s’est installé, il a fallu vivre avec. Avec lui est venu son lot d’obstacles et de conflits comme autant de péripéties. Mais la fin 2020 est aussi l’aboutissement d’une quête : le vaccin est trouvé ; le graal découvert.
Le printemps 2021 devait donc être la saison de l’épreuve glorifiante : ce moment où le héros rétablit la situation initiale par l’entremise du vaccin. Le troisième confinement s’annonçait comme le dernier — ultime attente avant le retour à la vie d’avant. Puisque le filtre allait tout résoudre, on pouvait tolérer que ce moment soit fait d’impatience et de relâchement. La communication gouvernementale ne racontait d’ailleurs rien d’autre, et après quelques tâtonnements, elle le raconta bien.
C’est cette mécanique narrative bien huilée qu’a fait dérailler le variant Delta. Son irruption pose un nouveau problème : comment le caractériser ? Sommes-nous à la fin de la saison 3, à quelques épisodes du dénouement final? Dans cette configuration, Delta n’est que le dernier soubresaut avant la fin. Il ne restait donc qu’à achever de convaincre ou de contraindre les plus réticents à se faire vacciner, tout en persévérant dans le rétablissement de la vie d’avant. D’un point de vue narratif, écrire et vivre cette trilogie a quelque chose de confortable. On en connaît l’issue : ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants.
Mais comment savoir s’il ne s’agit pas plutôt d’une saison 4 ? Écrire et vivre une tétralogie est une tout autre affaire : dans le Ring de Wagner, Le Crépuscule des dieux succède à Siegfried, la mort du héros et la fin d’un monde supplantent la victoire. Autant dire que le narrateur a tout intérêt à conjurer ce risque. A fortiori lorsqu’il s’identifie lui-même au héros, ce qui n’est pas la moindre des coquetteries du président.
Le 12 juillet, Emmanuel Macron avait donc plusieurs options face à lui.
Première option : traiter Delta comme une nouvelle menace et engager de nouvelles restrictions. Cela aurait été un aveu d’échec, alors que le dénouement était déjà annoncé, et précipité une mort politique. Exit, donc.
Deuxième option : traiter Delta comme une péripétie ultime et insister sur le rétablissement de la vie d’avant. C’est la stratégie narrative de Boris Johnson : en annonçant vouloir « restaurer les libertés des Anglais », le premier ministre britannique a cherché à accélérer le dénouement. Mais cette option présente un risque : celui de minimiser le variant et ses conséquences.
Troisième option : faire de l’apparition du variant le début d’une nouvelle histoire qui ne serait plus celle de la pandémie. Delta et la vaccination impérative seraient alors le prologue d’un spin off plutôt qu’une péripétie, un problème préalable à régler avant d’affronter de nouvelles menaces : le réchauffement climatique, par exemple. Pouvons-nous nous payer le luxe de devoir vivre avec un variant, aurait-il pu dire, alors que les dômes de chaleur se multiplient, que des endroits de la planète jusqu’ici épargnés connaissent des pics à 50°C et disparaissent en fumée ? Opter pour cette stratégie narrative permettait d’ouvrir de nouvelles perspectives. Le Green New Deal impulsé par l’Union européenne aurait pu servir de première étape pour engager une bifurcation du récit. Mais cette histoire appelait de nouveaux personnages et de nouveaux héros. Le président n’était peut-être pas le meilleur narrateur pour l’initier. En définitive, ce spin off ne servait pas vraiment sa stratégie politique.
Face à ces alternatives, Emmanuel Macron a donc choisi une voie à l’équilibre entre les autres : il a cherché à en finir avec le Covid, qualifié Delta de dernier soubresaut, non pour restaurer la situation initiale, mais l’histoire initiale, son histoire. Boris Johnson dépeint le retour à la vie d’avant dans une histoire dont les Britanniques sont les acteurs : ils retrouvent leurs pubs et leurs libertés. Emmanuel Macron, lui, dépeint le retour à l’histoire d’avant : une histoire de retraites, de travail, d’effort, d’investissement. Celle du réformateur attaché à reprendre le fil du récit là où il l’avait laissé.
Un héros est toujours plus à l’aise avec l’histoire qui l’a fait. Les audiences les plus fidèles aussi. Le président a paradoxalement choisi la facilité et le moindre risque pour répondre à la crise narrative.
On nous rétorquera que cette histoire de récit semble bien dérisoire face au tragique que constitue cette nouvelle étape de l’épidémie. Certains rappelleront d’un côté les vies humaines à sauver, le système de santé au bord de l’éclatement, les opérations de malades chroniques à nouveau reportées. Ils concluront en affirmant que le rôle du politique est d’agir et non pas de raconter, et que c’est à l’aune de l’action qu’il faut évaluer les propos du président. D’autres objecteront qu’en politique, les principes sont plus importants que toutes les histoires qu’on peut écrire, et que le rôle du politique est avant tout de dire la loi, de la faire respecter et d’agir en la respectant, et que tout le reste n’est que du bavardage. Ces deux objections s’entendent, mais elles sont un peu courtes.
En politique en effet, le récit n’est pas qu’une affaire de communication, une touche finale, une cerise sur le gâteau. Ce n’est pas qu’une question de storytelling, c’est-à-dire une histoire personnelle que tout décideur se doit de raconter. Le récit a une fonction fondamentale : c’est par lui que nous mettons le monde en ordre, en cohérence, en sensibilité, en signification. Le récit que construit un responsable politique n’est pas neutre : il construit un problème et donc un public pour conduire à l’action collective.
Comme le rappelle le chercheur en psychologie politique Phillip L. Hammack:
« Nous appréhendons le monde social par la narration, en regroupant les concepts, les idées, les catégories, les personnages et les événements dans une intrigue dramatisée ».
Se préoccuper de récit n’est donc pas le symptôme d’une déconnexion du réel. C’est au contraire parce que nous avons besoin de nous connecter au réel que nous avons à nous préoccuper du récit. Résoudre la crise narrative contribue à résoudre la crise sanitaire.
Le président a-t-il trouvé la bonne histoire pour mettre le monde en cohérence et engager derrière lui une majorité de Français ? Réponse dans neuf mois. Ou au prochain épisode.