En politique, il n’y a pas de récit sans preuve de récit — mais pas n’importe quelles preuves.

Il y a quelques jours, j’échangeais avec l’un des observateurs anglo-saxons les plus avisés que je connaisse. Il a toujours un regard très fin sur les scènes politiques des deux côtés de l’Atlantique. L’écouter, c’est avoir la certitude de repartir avec un peu de food for thought. Cette fois encore, cela n’a pas manqué.
Ce jour-là, il m’a dit en substance : « tu sais, je suis moins inquiet pour l’Europe que pour les Etats-Unis. Parce qu’en Europe, il y a encore une culture des politiques publiques. Il y a des États qui, bon an mal an, savent en faire. Aux États-Unis, la vie politique n’est plus qu’une affaire de bataille culturelle. L’important, c’est juste de gagner, et non plus de transformer le réel. Tout est devenu superficiel. »
Autant l’avouer, j’éprouvai d’abord en l’écoutant parler cette Schadenfreunde qui nous saisit parfois, nous autres Européens, dès qu’il est question d’action publique sur le continent américain.
Mais ce sentiment a vite laissé place au doute. J’avais du mal à partager son optimisme. Ici aussi, notre capacité à mener des politiques publiques me semblait considérablement fragilisée. Depuis une vingtaine d’années, les administrations ont vu leurs moyens d’action se réduire comme peau de chagrin. « L’État profond », celui qu’on aime tant brocarder, celui qui met en oeuvre les décisions à l’abri du tumulte du débat public, est désormais à l’os. Il a perdu en capacité d’exécution.
Le motif qu’il évoquait m’interrogeait également. Pouvait-on dire que l’affaiblissement de la capacité à mener des politiques publiques était un problème de superficialité du débat public ? La diminution du pouvoir d’agir de l’État s’explique en partie par les choix politiques qui ont été faits depuis le début des années 2000, du développement du new public management à la réduction des dépenses de l’État, de la RGPP hier à la politique fiscale du gouvernement aujourd’hui. Aux Etats-Unis, les années Bush ont accéléré un mouvement entamé sous Reagan. Le jeu politique au Congrès a certes bloqué l’action de l’État fédéral, mais il a aussi fait le choix de se priver de moyens au fil des années.
Opposer la “superficialité” de la bataille culturelle à la “profondeur” des politiques publiques, revenait aussi, me semble-t-il, à dépolitiser la question. Il y a bien sûr ce décalage entre le discours et les actes souvent reproché au politique, les appels à la rupture sans lendemains. Pour autant, mener la bataille culturelle – c’est-à-dire contester les représentations qui ont présidé aux choix politiques de réduire la capacité d’action de l’État pour en proposer d’autres – m’apparaissait comme une approche tout à fait sensée pour redonner de la légitimité à l’action publique. Entre la demande forte de politiques publiques et la demande forte de baisse de la pression fiscale, par exemple, il convient de choisir. Et comment influencer ce choix autrement qu’en menant une bataille culturelle ?
J’en étais là dans mes réflexions, assis face à lui dans un café parisien, en pleine après-midi. Il pleuvait à verse, le thermomètre affichait des températures indécentes pour une mi-octobre.
Tandis que nous touillions notre café en discutant à bâtons rompus, Liz Truss n’avait pas encore démissionné, mais elle avait définitivement perdu la main. Son mini-budget, conçu pour correspondre au fantasme de Singapour-sur-Tamise défendu par les Brexiters les plus durs, avait fini par être torpillé par les marchés.
En France, l’usage du 49.3 pour faire adopter le projet de loi de finances 2023 étant acquis, l’enjeu principal était de savoir quand il serait déclenché. Au fond, il était peu question du contenu du budget pour l’année qui vient, et encore moins de ses conséquences sur nos capacités à mener des politiques publiques, justement.
C’est là soudain que l’effet de superficialité a pris tout son sens.
J’ai d’abord pensé à une évidence : l’attention. L’économie du débat public est avant tout une économie de l’attention — celle des publics comme celle des pouvoirs publics. Cette attention n’est pas extensible à l’infini. La bataille culturelle est par définition pensée pour susciter le maximum d’attention possible. Jouer sur les valeurs et les principes sollicite fortement les émotions. Pour ceux qui organisent les débats, polariser sur les valeurs fidélise les audiences. Y consacrer le plus de temps possible est donc le plus rentable. Pour ceux qui participent au débat, elle fait progresser en visibilité et donc en capacité de mobilisation. Pour celui qui l’adopte, elle présente des gains politiques évidents. C’est aux Etats-Unis que cette stratégie a été théorisée et poussée jusqu’au bout. On la doit notamment à Roger Ailes, le fondateur de Fox News. Elle est au coeur du modèle économique des médias américains. Et elle domine de fait la vie politique outre-Atlantique.
Or lorsque l’attention est concentrée sur la bataille culturelle, d’autres enjeux qui mériteraient d’être débattus passent sous les radars. D’un point de vue médiatique, elle empêche que des questions plus complexes et plus techniques soient réellement débattues en public. En temps normal, disons-le tout net, ces questions ne soulèvent pas les foules. On a donc tendance à les discuter entre initiés et dans un vocabulaire d’initiés (ce qui pose d’autres difficultés). Dans un contexte où domine la bataille culturelle, elles perdent encore plus en visibilité. Elles peuvent perdre aussi en acceptabilité. En France, les échecs de la taxe poids lourd ou de la taxe carbone sont de bons exemples.
La bataille culturelle détourne également les politiques (politicians) d’enjeux qui peuvent être prioritaires pour l’opinion publique, mais dont les gains médiatiques sont moins visibles. Et quand elle ne les détourne pas, elle occupe une grande partie de leur temps, parce qu’il faut y répondre, prendre position, tenter de conserver la main, garder la maîtrise des représentations. Et c’est ainsi qu’un mandat entier peut s’écouler et laisser aux citoyens le sentiment qu’il n’a pas transformé le réel. Et même si l’évolution des représentations a un effet sur le réel, il est difficile d’inscrire à son bilan politique une évolution des représentations.
La deuxième raison qui laisse à penser qu’une trop grande place donnée à la bataille culturelle constitue un problème de superficialité, c’est celle des conditions de réalisation, c’est-à-dire le passage du positionnement à sa traduction concrète en politiques publiques.
Elle est due principalement à sa nature. La bataille culturelle est d’abord une stratégie d’influence minoritaire : vous optez pour des positions qui ont vocation à faire changer les représentations d’une majorité. L’objectif est d’imposer aux pouvoirs publics ou à des entreprises de se saisir de l’enjeu et de le traduire en policies. Défendre ces positions, c’est aussi le moyen de souder vos troupes. Elles n’ont pas toujours vocation à se traduire immédiatement en politiques. Elles sont là pour poser un horizon. Mais que se passe-t-il lorsque vient le moment de leur mise en oeuvre et qu’il faut transformer le réel ? C’est là que tout se complique.
D’une certaine façon, Liz Truss est un cas d’école de ce problème. Elle a été désignée première ministre par un corps électoral très minoritaire dans la société britannique — les militants du parti conservateur. Elle a fait campagne sur la vision du monde sur laquelle ils étaient alignés : un Royaume Uni changé en paradis fiscal. Une vision du monde largement promue, depuis des années, par des think tanks proches des Tories. Mais quand l’heure est venue de traduire cette vision du monde en politique publique, la première ministre a été rattrapée par la patrouille du réel. En l’espace de quelques jours, les conservateurs britanniques ont perdu toute crédibilité en matière économique. Et il est fort probable que le projet de Singapour-sur-Tamise soit enterré pour longtemps (ce qui de mon point de vue, est une excellente nouvelle).
Derrière ce cas de figure, le problème n’est pas nécessairement la radicalité. C’est un problème d’articulation entre un récit, une vision du monde et des politiques publiques qui peuvent être réellement mises en oeuvre.
Vous pouvez par exemple être un modéré et porter un enjeu majeur dans le cadre d’une bataille culturelle, et rater sa traduction en politique publique. C’était le cas du contrat de génération porté par François Hollande en 2012, par exemple. Le problème de l’accès au marché du travail des jeunes et celui de la sortie précoce du marché du travail des seniors était un problème réel. Il faut lui reconnaître le talent d’avoir réussi à le porter dans le débat public. Le contrat de génération était un slogan efficace pour incarner une solution. Sur le papier, c’était formidable. En pratique, sa mise en oeuvre s’est avérée très faible.
À l’inverse, vous pouvez être radical dans la bataille culturelle que vous entendez mener, et travailler en profondeur à des politiques publiques adéquates et prêtes à être déployées. Sur la question de la transition écologique, par exemple, les travaux en la matière ne manquent pas.
Ces réflexions conduisent à penser qu’il n’y a pas de bataille culturelle réussie sans débouchés en politique publique, ou pour le dire autrement, qu’il n’y a pas de bon récit sans preuve de récit.
Mais on vient vite se heurter à un autre écueil, qui fragilise la conduite des politiques publiques : la temporalité. Toutes les preuves ne se valent pas. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, une vie politique dominée par la bataille culturelle ne conduit pas à l’inaction publique. Lorsqu’on est aux commandes, il est essentiel de montrer qu’on sait agir, vite et massivement. Les annonces sont la clé de voûte de l’exercice du pouvoir. Elles participent de la bataille culturelle. Mais l’Exécutif sait très bien que les annonces ne valent rien si elles n’ont pas d’effets tangibles à court terme. Il faut pouvoir produire des preuves le plus rapidement possible. L’Exécutif exigera donc des policy makers qu’ils mettent en oeuvre ses décisions au plus vite, le tout avec la plus grande économie d’exécution. L’appareil d’État est mis sous pression permanente et si les effets ne sont pas ceux qui étaient escomptés, alors on change de priorité.
Cette façon de procéder a des conséquences majeures sur nos capacités à produire des politiques publiques. Pour aller vite, lorsqu’on est à l’os, il faut avoir recours à des prestataires extérieurs. Le rapport coût/efficacité se détériore. Plus encore, lorsque l’important est de délivrer à tout prix, ce que l’on délivre réellement importe peu. Les résultats ne sont donc pas toujours à la hauteur, car il faut du temps pour penser et déployer une politique publique adaptée, et souvent du temps pour que ses bénéfices soient visibles. Enfin lorsqu’on change de priorité tous les quatre matins, l’action menée perd son sens. Si l’on annonce que tout doit être mis en oeuvre pour déployer les énergies renouvelables une année, et que deux ans plus tard le développement du nucléaire devient la priorité des priorités, alors on perd le cap. Les équipes en sont profondément affectées. Elles perdent en savoir-faire. Elles perdent le sens de leur action. Et donc leur capacité à agir.
Au fond, ce que rappelait mon interlocuteur, c’est que l’objectif du politique, c’est d’abord de transformer le réel. La bataille culturelle y contribue : elle fait évoluer le cadre d’action dans lequel des politiques publiques peuvent se déployer. Mais elle ne peut pas être une fin en soi. Elle a besoin que des politiques publiques soient pensées et élaborées. Et en tout état de cause, elle a besoin d’un État qui a les moyens et la compétence pour les déployer.