Nos responsables politiques se droitisent… parce qu’ils lisent mal l’opinion publique.

Invoquer le soutien de l’opinion publique à une mesure ou à une idée est un procédé argumentaire bien connu des responsables politiques d’aujourd’hui. C’est souvent pour justifier une offre qui penche de plus en plus à droite. Après le « sentiment de submersion migratoire » attribué aux Français par le Premier ministre, voilà le ministre de l’Intérieur qui affirmait dans une interview au Parisien que sa « fermeté en matière de politique migratoire (…) séduit jusqu’aux électeurs de gauche. » En somme, disent-ils, ce n’est pas tant moi qui me droitise que la société elle-même. Regardez les sondages : ce que je propose correspond tout simplement à ce que veulent désormais une majorité de Français. Et Bruno Retailleau de conclure que « le temps n’est plus à l’eau tiède et à la rustine » mais « à la vérité. » Celle du « bon sens », évidemment.
Mais de quelle « vérité » est-il question ?
Les données du dernier baromètre de la confiance en politique du CEVIPOF pourraient laisser croire qu’il répond à une demande : 64% de Français estiment que la France doit se fermer davantage sur le plan migratoire et 63% considèrent qu’il y a trop d’immigrés en France. Ces chiffres ont été abondamment commentés et relayés dans la sphère médiatique. Ils ont contribué à placer au cœur du débat public cette idée qu’il s’agissait d’une lame de fond, d’un mouvement inéluctable.
Des Français beaucoup plus ouverts que ne le pensent les responsables politiques
On a juste oublié de préciser que ces pourcentages étaient assez stables depuis 15 ans : en décembre 2017 comme en janvier 2022, ils étaient en réalité strictement les mêmes. Certes, ils ont connu un pic au moment des attentats de 2015, et atteint 67% au moment où la gauche était au pouvoir, en 2013 et en 2014. Pourquoi ? Parce que l’opinion des Français est sensible au contexte. Elle est aussi « thermostatique » : elle varie en sens inverse de la couleur politique du parti au pouvoir, et souvent de quelques points. Y voir un plébiscite en faveur de l’action du ministre de l’Intérieur est donc, au mieux, une erreur de perspective.
Il y avait pourtant matière à s’étonner dans cette enquête. Un chiffre totalement passé sous les radars aurait mérité toute notre attention : 49% des personnes interrogées estiment ainsi « qu’il faudrait que la France évolue vers un modèle multiculturel qui permet à chaque communauté d’affirmer son identité ». C’est 10 points de plus qu’en 2024.
Si le désir de repli identitaire était aussi croissant que le disent un grand nombre de commentateurs et de responsables politiques, alors comment expliquer cette évolution aussi marquée, qui témoigne au contraire d’une acceptation de la différence ? Ce n’est pas le seul indicateur : le sociologue Vincent Tiberj a montré que la société était plus tolérante aujourd’hui qu’il y a trente ans.
On croit lire dans les sondages une demande croissante d’uniformité culturelle dans la société. Le fait est qu’il s’agit d’une mauvaise compréhension de l’opinion et de ses dynamiques.
Bruno Retailleau n’a pas le monopole de ces erreurs de perception : elles sont en réalité très répandues et assez massives parmi les responsables politiques, ici et ailleurs. Des chercheurs ont interrogé plus de 800 responsables politiques dans quatre pays différents. Ils leur ont demandé quel était le pourcentage d’approbation d’un certain nombre de propositions politiques dans l’opinion. Ils ont comparé leurs réponses à une moyenne de 10 000 sondages. Et le résultat est sans appel : même lorsqu’elles doivent identifier ce qui est majoritaire, les élites politiques se trompent. Pire encore : elles ne sont pas plus douées lorsqu’elles doivent évaluer les préférences de leur propre électorat.
Les conséquences de ces lectures inexactes sont massives.
D’une part, elles renforcent le sentiment des citoyens qu’ils sont mal représentés par leurs responsables politiques. D’autre part, lorsqu’elles portent sur ces questions liées à l’immigration et à l’identité, elles ont tendance à fonctionner comme une prophétie autoréalisatrice au bénéfice de l’extrême droite.
Beaucoup, notamment à droite et au centre-droit, croient que le RN progresse parce que de plus en plus de Français pensent comme le RN. Et que pour enrayer la machine, il suffit de reprendre ses mots et ses thématiques. Cette stratégie a l’effet inverse de celui qu’ils en attendent. C’est notamment ce que montre le politiste Vicente Valentim dans une expérimentation récente réalisée en Allemagne. Au lieu de freiner l’ascension de l’extrême droite, ils font entrer ses idées dans « la sphère de la controverse légitime » et contribuent à faire évoluer les normes sociales. Au lieu de retenir leurs électeurs, droite et centre-droit les autorisent à passer au vote en faveur de l’extrême droite. Ces politiques croient distribuer des tickets d’entrée : ils ne font que donner des bons de sortie. Parce qu’à la fin, on finit par préférer l’original à la copie. Et c’est ainsi qu’une description erronée du réel finit par devenir vraie par les comportements qu’elle engendre.
Voulons-nous vraiment enrayer la machine ? Commençons d’abord par déconstruire ces mauvaises lectures de l’opinion. C’est un travail à mener ensemble. Avec les politiques. Avec les journalistes.
Pour aller plus loin :
WALGRAVE, Stefaan et al. “Inaccurate Politicians. Elected Representatives’ Estimations of Public Opinion in Four Countries”.The Journal of politics, 2022, p. 722042.
VALENTIM, Vicente. The Normalization of the Radical Right: A Norms Theory of Political Supply and Demand (Oxford, 2024; online edn, Oxford Academic, 22 July 2024), https://doi.org/10.1093/9780198926740.001.0001, accessed 20 Feb. 2025
DEMOURES, François-Xavier. Montée de l’extrême droite : une prophétie autoréalisatrice ? La Tour d’Aigues: Éditions de l’Aube, 2025